Debout les gars
A peine avions-nous atterri sur le continent que nous sautions dans un 4x4 qui devait nous emmener jusqu'à la base. Descente de la pente neigeuse continentale, passage devant la station de Prud'homme, la voiture ne s'arrête pas. Elle trace maintenant sur la banquise, engloutissant les 10 kilomètres qui séparent la piste d'atterrissage de la base Dumont d'Urville.
Quand nous arrivons à proximité de l'île des Pétrels, quelque chose me chiffonne mais je n'arrive pas à mettre le doigt sur le problème. Je scrute la banquise. Tout semble calme. J'ai l'impression d'arriver en hiver et que l'été n'a pas commencé. Que manque t-il ? Soudainement la question sort de ma bouche avant que j'ai eu le temps de comprendre. Où sont les manchots ? Le conducteur me répond illico : les Adelie ne sont pas encore arrivés. Mince, pour une fois que moi j'étais à l'heure.
Deux minutes plus tard, nous sommes en haut de l'île, devant le bâtiment du séjour. Je descends du véhicule et me précipite sur les hivernants que j'ai abandonnés au même endroit il y a 8 mois. J'ai l'impression d'être partie hier. Drôle de sentiment que de retrouver des gens qu'on a laissés de longs mois d'hiver sur un caillou du bout du monde... Cette fois je suis passée de l'autre côté de la barrière. Il y a 3 ans, je voyais arriver le premier hélico qui signait la fin de notre hivernage. Il y a 4 ans jour pour jour, j'arrivais pour la première fois à Dumont d'Urville, l'odeur et la cacophonie des manchots en plus. Mais là, l'air est respirable et un silence de plomb règne sur la base. Christophe, l'ornitho hivernant m'explique tout. Les Adélie sont très en retard cette année. La banquise dense semble être leur problème. Ils sont obligés de marcher longtemps avant d'arriver sur l'archipel. La première zone d'eau libre se trouve à 1oo kilomètres, contre 50 en règle générale...
C'est à ce moment là qu'on est content d'être venu par la voie des airs. Notre Astro aurait bien galéré cette fois encore; il se serait certainement cassé les dents sur la glace dure...
Puis de jour en jour, des petits points noirs ont commencé à se dessiner sur l'horizon. Des centaines de manchots Adélie venant de partout, colonisant d'heure en heure l'archipel comme nous avons colonisé la base; bousculant les manchots empereurs sur la banquise, comme nous bousculons les hivernants à table. Debout les gars, réveillez vous... l'hiver est fini.
Terra Nova bay, 1 minute d'arrêt
5 jours plus tard, 17000 kilomètres plus loin. Nous voici à Dumont d'Urville... Comment est-ce possible me direz vous ? Moi qui vous ai habitués à de long trajets, plein de rebondissements, en compagnie de notre cher et non moins mythique Astrolabe. Notre bateau serait-il devenu un brise-glace nucléaire ?
Arrêtons là le mystère... Cette année, nous avons changé de stratégie. L'Astro n'a pas repris son service à R0. Il prolonge les vacances. Quand à nous, nous n'avons pas pris la mer. Nous avons abandonné le chemin des manchots, pour emprunter, cette fois, la voie des skuas.
Partis de Paris le 26 octobre, nous sommes arrivés le 28 à Christchurch en Nouvelle Zélande. Le lendemain matin, nous avions rendez-vous à l'aéroport, avec comme consigne de porter nos tenues polaires. Nous étions là à l'heure dite, en tenue adéquate, en compagnie d'une petite dizaine d'Italiens en veste rouge et d'une vingtaine de Coréens en combinaison quasi intégrale. Après la pesée des sacs et de nous même en tenue, nous avions notre carte d'embarquement... Un C-130 Hercules n'attendait plus que nous.
C-130 Hercules
Un bus nous dépose alors devant l'engin plus que gigantesque. Je monte à bord. Trois hublots par côtés, colonisés par les premiers arrivés. Mince les meilleures places sont prises. Je m'installe vers le fond, juste avant la palette de matériel sanglée à l'arrière. Le plafond est haut, et l'on peut voir une multitude de câbles électriques, câbles de commande de vols, courir sur le plafond. Une vraie usine là dedans. L'avion met en route ses 4 moteurs, j'enfile la paire de boule Quiès qu'on nous a distribuée. Je ne vois pas dehors, mais je sais où l'on va. Quand nous quittons le sol, j'ai le sourire jusqu'aux oreilles. Sept heures plus tard, nous atterrissons sur la plus longue piste qui m'ait été permise de voir jusque là, la banquise à perte de vue. Nous étions à Terra Nova bay, sur la station italienne Mario Zucchelli.
Pas de temps pour le tourisme. Les Italiens nous demandent de reconnaître nos bagages. Nous les chargeons à l'arrière d'un camion et nous voilà partis dans le véhicule sur une route qui relève de l'imaginaire. Nous descendons quelques minutes plus tard et nous voilà devant un autre avion qui nous attend, fièrement dressé sur la glace. Je le comprends. C'est vrai qu'il est beau le Basler...
Basler
On nous accorde 5 minutes afin de nous rendre aux toilettes avant les 5 prochaines heures de vol. Oui j'ai omis de vous préciser que les toilettes du C-130 étaient plutôt sommaires : un bac plastique derrière un grand rideau gris, à l'avant de l'avion. Super, tout le monde est au courant que vous allez pisser... bref. Ces toilettes n'ayant à priori inspiré personne, tout le monde se rend sur la base. Le paysage ici est bien différent de celui de Dumont d'Urville. Les environs de Terra Nova bay sont montagneux.
Après notre minute d'arrêt, nous ré-embarquons entre Français. Nous abandonnons les Italiens chez eux. Quand aux Coréens, ils se rendent sur leur base, non loin de là, en hélicoptère.
Cette fois, j'ai un hublot. Je ne me laisserai pas avoir une seconde fois. Quand nous décollons, je vois des femelles de phoques de Weddell alignées le long d'une faille sur la banquise. Leur petit de l'année à leur côté et des taches de sang indiquent que les mises bas sont récentes. Une fois que nous avons pris de la hauteur je me rends compte à quel point le paysage est splendide. Vraiment.
Mais très vite les hublots se couvrent de givre. C'était bien la peine de se grouiller pour en avoir un... Puis les 5 heures de vol commencent à s'écouler. Je gratte la fenêtre pour tenter de voir quelque chose. Dehors tout est blanc. Est-ce le givre de mon hublot ? Non, c'est l'immensité de la calotte antarctique sous les ailes du Basler qui me semble bien petit à présent...
Vue sur la calotte de glace
Puis nous entamons la descente, et là, plus de doute, je connais. Je connais par coeur ce que je vois. Le glacier de l'Astrolabe, l'île du Taureau, Fram, Ifo et Hélène, puis Cap Prudhomme. On y est. A 5 Kilomètre de là DUMONT D'URVILLE. Ce nom me fait toujours autant rêver que la première fois...
29 ans et ça repart...
On recommence; Ou plutôt on continue !
Cette fois je vous promets d'être plus assidue et de vous raconter tout ce qu'il se passe sur le plus beau caillou du monde.
En attendant, je vous laisse sur ces quelques lignes. J'ai mon avion dans quelques heures.
A très vite,
Bises
Marie
Des manchots et des hommes
Les femelles de manchot Adélie ont quasiment toutes pondu, et sont parties pour 10 à 20 jours
en mer, pour se nourrir. Elles ont laissé la lourde charge de couver à leur mâle dévoué, qui jeûnent
et restent couchés sur leur tas de cailloux surmonté de deux œufs pour les plus chanceux.
Je dis chanceux, ce n'est pas tout à fait vrai. Il faut être tenace aussi pour garder ses deux œufs
intacts. Repousser les voisins qui tentent encore, en allongeant le cou, de voler quelques jolis
cailloux dans votre nid, et repousser aussi au passage d'un coup de bec l'ennemi volant, le chasseur
rapide et silencieux, qui vous chope votre œuf au vol, dans votre poche, j'ai nommé mon cher ami,
le skua.
Mais la chance est quand même bel et bien un peu présente il faut l'avouer.
Samedi dernier à 23h alors que je commençais ma session « check » de mes manchots, j'ai assisté
à une bagarre. Un de mes manchot avait quitté son nid. Il était rendu 5 mètres plus bas, en train de
se bastonner à coups de becs et d'ailerons, dans un bruyant fracas, avec un autre mâle. Pauvre mâle,
encore allongé sur son nid mais ne se laissant pas faire pour autant. Ni une ni deux, je laisse les
deux protagonistes dans leur histoire, je remonte voir le nid... Vide, quelques minuscules éclats
d'oeufs mais rien d'autre. Ah si. Il y avait bien là un manchot qui faisait des allers retour pour piquer
les cailloux de celui qui venait furieusement de quitter son nid. Les profiteurs sont dans toutes les
sociétés,mes amis...
Je ne comprenais rien à cette histoire : trois heure plus tôt, mon manchot couvait tranquillement ses
2 œufs. Je retourne donc voir les 2 bagarreurs. Là, je m'aperçois que le second manchot possède
3 œufs dans son nid. 3 œufs... quand les manchots n'en pondent que 2... J'ai beau être nulle en
mathématiques, là pour moi ça relève du domaine la magie. Puis mon manchot s'est couché devant
le nid de l'autre et j'ai compris que dans ce nid, il y avait là, un de ses œufs à lui. A l'heure qu'il est
je me pose encore la question : que s'est il passé 5 minutes avant que j'arrive. Je pense que nous
n'aurons jamais notre réponse.
J'ai bien une hypothèse; peut-être qu'un intrus a voulu piquer des cailloux à notre manchot,
déclenchant une première bagarre. Les œufs auraient alors roulé, je ne sais comment, 5 mètres plus
bas, passant par dessus 4 autres manchots, sans se casser et atterrissant pile dans le nid de l'autre
(c'est un peu tiré par les cheveux, je vous le concède, mais je ne vois aucune autre solution évidente),
ce qui a déclenché une seconde baston.
En tous cas ce qui est sûr c'est que nos deux manchots étaient au mauvais endroit au mauvais
moment...
Puis notre mâle a fini par lâcher la grappe de l'autre et est retourné plusieurs fois dans son nid pour
constater la dure réalité. Ayant perdu la prunelle de ses yeux, ses deux œufs, il a décidé de quitter
son nid, pour aller manger (là je le comprends, faut pas se laisser abattre mon p'tit gars).
J'imagine la suite de l'histoire.
La petite femelle va rentrer d'ici quelques jours, toute propre et le ventre bien rempli. Elle va
directement prendre le chemin de son nid et là, le choc... Gaston sera parti acheter des cigarettes...
Oui, je sais ce que la moitié d'entre vous se dit : elle n'avait pas à le laisser tout seul, son pauvre
mâle. 2 œufs, la charge est trop lourde pour un pauvre petit manchot comme lui.
Mais sachez que les femelles ne partent pas sans mettre leur beau mâle à l'abri de tout besoin...
Enfin, de tous besoins, peut être pas, mais du besoin matériel en tout cas oui. Il y a eu un trafic
incroyable de cailloux ces derniers temps dans les colonies.
D'abord, à certains endroits la neige à fondu, laissant libre d'accès les cailloux restés jusqu'alors
prisonniers. D'autres manchots ont trouvé de véritables mines et la nouvelle s'est vite répandue.
Ils ont vite fait d'avoir trouvé le filon. Donc les femelles, avant de partir, ont bien entendu, soit gardé
un peu les œufs en attendant que les mâles aillent à la mine, soit elles sont allées elles-même
chercher les cailloux de leurs rêves.
Et moi, j'ai regardé et photographié ce spectacle pendant des heures et je me suis dit que notre
société n'était pas franchement différentes des colonies de manchots. Ils courent derrière leurs
cailloux comme nous après l'or. Et leur folie des cailloux les amènent parfois à leur propre perte,
ou du moins, à celle de leur progéniture...
Et dire que certains d'entre nous pensent que les manchots sont bêtes... Ils le sont peut-être, mais
dans ce cas on l'est autant qu'eux... Sauf que pour eux, les cailloux sont bien utiles pour garder les
œufs et les petits poussins au secs... Pour ma part, je n'ai jamais compris à quoi servait l'or.
Métal aussi mou qu'inutile à mes yeux... Serait-on encore plus bête que nos manchots ?
Le regard du Manchot sur l'homme
Bises et à bientôt,
Marie
Juste quelques photos...
Boire un petit coup, c'est agréable
Moi je préfère me baigner tout seul !
Heureux qui comme Ulysse
Tout d'abord pardonnez ce silence.
Je sais bien que le temps perdu ne se rattrape pas; mais justement, le temps, c'est bien ce qui m'a
manqué ces 15 derniers jours et j'aurais volontiers rajouté quelques heures à mes journées...
Je comprends pourquoi ici il n'y a plus de nuit.
La nuit ?
Inutile ! Complètement futile ! Trop de choses à accomplir pendant la belle saison.
Pour exemple, voici tout ce que les autochtones doivent faire durant les 4 petits mois d'été.
D'abord il leur faut le temps d'arriver, et parfois de très loin. Les skuas par exemple reviennent du
Japon. Ils doivent ensuite s'installer, retrouver leur territoire, se battre pour cela. Ce qui est sûr c'est
que chacun y laisse des plumes !
Faire comprendre qui est le maître!
Puis ils doivent trouver ou retrouver leur partenaire. Pointe géologie à beau être un tout petit archipel,
pas facile de trouver son oiseau rare parmi tous ces drôles d'oiseaux : 3000 couples d'empereurs
(En France l'un de nos derniers empereurs a disparu en 1821 à Sainte Hélène, c'est dire si ça fait
beaucoup) ; 40 000 couples d'Adélie ; Plus de 1000 couples de pétrels de neiges ; 500 couples de
Damiers du Cap ; 60 couples de skuas, ; un nombre mystérieux de couples d'Océanites de Wilson ;
un nombre encore plus mystérieux d'hivernants bipèdes... et je vous passe les fulmars et autres
pétrels géants. Allez donc retrouver votre dulcinée dans ce grand rendez-vous estival.
" Je vous trouve très beau ! "
Et le travail est loin d'être terminé. Il faut faire son nid.
Chez les Adélie ça peut prendre un peu de temps. Certains ramènent fièrement à leur moitié de très
jolis cailloux très blancs, trop blancs même ! Pas facile de construire son nid quand on y ramène des
glaçons... A ce compte là, ça peut durer longtemps.
« Si je chope l'espèce de pingouin qui nous a encore volé tous nos cailloux blancs...»
« Calme toi, chéri. Mais je ne comprends pas. Les cailloux disparaissent subitement quand je couve et
je me retrouve avec de la flotte jusqu'aux chevilles; faudra changer de coin l'an prochain ».
Puis il faut copuler... ça ce n'est pas ce qui prends le plus de temps chez nos amis les oiseaux.
Pour finir, la suite infernale : pondre, couver, élever son ou ses poussins, faire de la garde alternée
pour manger tout en ramenant aussi de quoi nourrir la belle progéniture. Réussir à émanciper le petit.
Puis partir encore vers de nouveaux horizons et se promettre de revenir l'an prochain... Le tout en 4
mois. Alors forcément à ce rythme, la nuit on s'en passe. On fait du 24/24 nous.
Sans pour autant avoir les mêmes activités que nos amis les bêtes, notre planning est quasiment
aussi chargé. Voilà pourquoi, je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire avant.
Cette saison, mon travail consiste à suivre 100 couples de manchots Adélie, que nous venons de
marquer préalablement, pour les reconnaître ; de noter la date de leur premier œuf, du deuxième,
la date d'éclosion... et d'équiper de GPS et d'enregistreurs de plongée, certains individus qui partent
en mer.
Mais pour cela, il faut savoir exactement quand ils partent; il faut surveiller de très près quand ils
reviennent pour récupérer le matériel et les données qui sont sur le dos de nos manchots.
Alors je note et je suis, à toute heure de la journée, l'histoire de mes manchots. J'y prends goût
comme on devient accroc à une série télévisée. J'attends à chaque fois le prochain épisode.
Et il y a bien trop d'histoires chez ces manchots pour que je vous les raconte toutes...
Une dernière chose. Je voulais vous parler de ce que j'ai ressentie en arrivant.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, quand le Tidrocopter nous a déposé sur la DZ et que je
suis entrée au séjour, j'ai eu l'impression d'être partie hier, rien de plus, et de revenir aussi
naturellement que lorsqu'on rentre de vacances.
J'ai repris les chemins du dortoir été et celui de biomar, aussi naturellement qu'avant. J'ai fait ce
chemin des centaines de fois et je connais les cailloux et les passerelles par cœur. Alors je me suis
dit :
« C'est tout ce que je ressens ? Mince ».
Puis... je les ai revu EUX. Là j'ai compris qu'ils m'avaient manqué bien plus encore que je ne le
pensais.
Je me suis rendue compte que j'avais une chance inouïe de les revoir. Une seconde chance. Alors,
je me suis promis d'en profiter encore plus.
Les animaux ici c'est tout simplement magique.
Puis il y a les milliers de petites choses qui sont dans notre tête.
Celles qui s'effacent progressivement avec le temps, celles qu'on exagère et celles qu'on oublie
carrément.
J'avais oublié qu'ici, à table, on retourne le dessous de plat et on y pose ses couverts pour
débarrasser.
J'avais exagéré le mauvais goût du café... finalement il se laisse boire.
J'avais sous-estimé les couleurs du soir et le silence sur la banquise.
Je me suis rappelée du joli chant des damiers.
Je n'ai jamais oublié ni le cri des pétrels des neiges ni celui des poussins empereurs...
Et jamais je n'aurais pensé,
revoir de mon petit village
Fumer la cheminée...
A bientôt,
Marie
Bonus !
Salut au grand Sud
Vous pourriez croire qu'il ne se passe pas grand chose dans la vie d'un bateau et de ses habitants plantés quelque part dans une infime partie du Grand Sud. Certes, parfois, on trouve le temps un peu long quand nous avançons d'un kilomètre et reculons de 2 dans la journée. Mais je crois aussi que dans ces moments là, on réapprend à observer ce que l'on ne voit pas au premier coup d'oeil; à regarder là où l'on pensait qu'il n'y avait rien. Et vous voulez que je vous raconte ce que j'ai vu ?
D'abord le continent. Il y a 4 jours environ, nous sommes arrivés près du continent. Cette fois, je savais ce que je cherchais dans mes jumelles. Je cherchais ce que j'avais pris pour un gros nuage blanc il y a 3 ans : l'énorme calotte glaciaire qui recouvre l'Antarctique se dessine à l'horizon. C'est ça le continent. Le Grand Sud est là, à quelques encablures.
Ensuite les icebergs. Difficile de les louper ceux là. Nous sommes arrivés au glacier Mertz qui se trouve à quelques centaines de kilomètres à l'Ouest Dumont d'Urville. Ce glacier vêle d'énormes iceberg tabulaires. Nous avons traversé un champ de ses géants qui ne comptaient absolument pas s'écarter de notre passage. Ils étaient là, posés probablement sur le fond et je me suis demandé depuis combien d'années ils étaient là. Combien de temps faut-il pour que la mer ronge un géant pareil et le réduise à l'état d'un minuscule petit glaçon. Vous le savez vous ?
Moi je n'en ai aucune idée...
Puis j'ai regardé la banquise. Elle me fascine. Il n'y a pas deux endroits qui se ressemblent. Bien sûr il y a la banquise épaisse. Les plaques qui s'affrontent, qui s'abiment entre elles. Les crêtes de compression, véritable chaos de glace qui sont les cicatrices de ses affrontements. Il y a la banquise cassante qui s'ouvre en une faille quand l'Astrolabe tape dedans, comme dans les tremblements de terre des films catastrophe. Puis il y a cette banquise que je ne saurais vraiment décrire. Celle couverte de neige, qui ne bouge pas quand l'Astro arrive. Celle qui stop net un bateau sur sa lancée et qui se transforme en une mélasse mouvante quand le bateau se recule. Il y a la banquise qui fait 1 mètre. Il y a des endroits qui en font 3 facile. L'autre fois, il y avait un mur d'au moins 4 ou 5 mètres à côté de nous.
Enfin, il y a la banquise que je préfère. Celle qui vient juste de se former. Celle qui n'a même pas une nuit. Une fine couche de glace transparente, un miroir. Au début, on ne voit même pas qu'elle est là puis on regarde de plus près. Et là on voit que la glace a enregistré tous les mouvements de la mer et les a figé net. La mer est figée, avec ses plis. C'est fantastique. L'autre soir je suis restée regarder un truc génial. Nous avançions dans un véritable canal, entre deux plaques de glace. La mer devant nous était recouverte d'un infime miroir de glace. Et à l'étrave du bateau, l'écume gelait dans l'air, retombait en pastille et glissait comme des billes de verre sur le miroir de glace.
J'ai regardé ça pendant des heures tellement c'était irréel, je suis restée là longtemps puis il a fait nuit...
J'ai vu aussi des manchots Adélie qui m'ont encore fait marrer. Je riais toute seule de les voir se prendre des gamelles (comme à leur habitude). Puis j'ai vu des manchots empereurs sortir de l'eau et venir d'un pas pressé (c'est marrant un manchot qui se presse) pour venir voir le bateau coincé dans la glace. J'ai vu 3 petits rorquals se dépêcher de « traverser la route » avant que nous arrivions. J'ai vu... pleins de choses. En fait, ce n'est pas si monotone le blanc.
Bises à tous
Marie
Le mangeur de glace
Après les quarantièmes rugissant, les cinquantièmes vomissant. Voilà trois jours que nous
sommes dans les glaces, et depuis tout a changé. Les albatros ont laissé place aux pétrels
des neiges et aux pétrels antarctiques, dont le nom seul nous fait comprendre que l'on est
près du but.
Les troglodytes, restés dans leur cabines durant la première partie de la traversée, se sont
enfin aventurés à descendre de leur bannette, et c'est un plaisir de re-discuter avec des gens
que l'on n'avait pas croisés depuis des jours.
L'Astrolabe s'est calmé. Peut être a-t-il senti l'odeur de l'écurie, ou plutôt du poulailler, tout
proche. Les vagues ont arrêté de le taquiner, de le trimbaler d'un bord à l'autre... mais le
jeu des glaces, bien pire encore, n'en n'était alors qu'à son début. En guise d'apéritif, la mer
a commencé à se remplir de glaçons que nous laissions dédaigneusement sur notre passage.
Puis petit à petit, le terrain de jeu s'est métamorphosé en un gigantesque labyrinthe blanc.
Les plaques de glaces se sont faites de plus en plus grandes, épaisses, et de plus en plus
rapprochées.
Alors que nous naviguions au début dans ce que nous pourrions imaginer des fleuves et des lacs,
nous sommes arrivés dans de plus petites rivières, pour finir hier, dans un minuscule
ruisseau. Et là, je vous garantis que le spectacle est toujours aussi surprenant.
L'Astrolabe s'est transformé en un énorme mangeur de glace, écrasant la banquise et laissant
une véritable saignée sur son passage. Nous, à l'intérieur de notre mangeur de glace, nous
entendons la banquise craquer sur la coque. Parfois, quand la glace est plus épaisse, les titans
s'affrontent et nous sommes secoués pendant quelques secondes sous le choc. « Tiens nous
sommes encore sortis de la route ».
Hier un manchot empereur est même venu assister au spectacle, tel une vache qui regarde
passer un train. « Ce ne sont pas des autochtones ces gens là, sinon ils prendraient la vie avec
plus de philosophie; rien ne sert de courir... ».
Stan du haut de son nid de pie, emmitouflé dans sa combinaison, tente tant bien que mal de
guider Benoit, le capitaine. Au loin, du bleu marine... l'eau libre. On y est presque... Presque...
mais on n'y est pas... voilà le problème. Et je crois que c'est à ce moment là que l'Astrolabe
a fait une indigestion. « Je ne peux plus avaler un centimètre de glace ». Une première fois
déjà il avait dit stop.
Puis, on a sorti les hélicoptères. Tidrocopter a repris du service (sans son pilote préféré mais
bon, faut bien bosser quand même). Là, l'optimiste au rotor lui a dit : « De là haut, je vois à
long terme et si tu t'accroches on devrait pouvoir s'approcher très près de DDU ». L'Astro
de répondre : « Toi, à part papillonner, tu ne sais pas faire grand chose d'autre. Mais va,
c'est bon, encore un effort. Allez tout le monde s'accroche ».
C'est vrai que je me suis accrochée... je me suis accrochée à mes jumelles, je n'ai trouvé que
ça. Puis on est reparti. Mais ce matin, je crois que c'était pire que la dernière fois. Pour vous
dire, tout était tellement blanc qu'en me levant j'ai cru que nous étions à la montage. Nom d'un
chien, qu'est ce qu'on fout avec un bateau à la montagne. C'est pour ça qu'on n'avance pas.
Depuis, je crois que l'Astrolabe a avalé juste quelques centimètres de glace, puis plus rien.
Mais il faut être patient, attendre qu'il digère. L'empereur l'a bien dit : rien ne sert de courir.
Alors que nous sommes plantés là, au milieu de ce paysage qui me fait toujours le même effet
que la première fois, je me rends compte que nous ne sommes pas chez nous.
Vous vous dites sans doute : « Ah oui, c'est comme cet été quand je suis allé en Martinique
ou en Norvège, je n'étais pas chez moi non plus. Je vois exactement ce que tu veux dire ».
Et bien non. Là, ce n'est pas pareil. Ici, l'humain n'a jamais été chez lui.
L'Antarctique, tel qui est, est le seul continent qui n'ait jamais abrité de population indigène.
Et je comprends pourquoi : trop loin, trop isolé, trop froid, trop hostile... et pourtant tellement...
Hier j'ai vu deux phoques crabiers sortir de l'eau tels des bouchons de champagne,monter sur
la banquise, retourner dans l'eau pour en ressortir aussi vite, puis se rouler dans la neige et
recommencer. Je ne saurais vous dire pourquoi ils faisaient ça. Je n'avais jamais vu des
phoques avoir un tel comportement... comme quoi...
Allez, je file. J'entends que nous sommes repartis !
On croque la glace à pleines dents !
Grosses bises et à très vite,
Marie

28 octobre… 2 ans déjà
Ce n'est pas parce que je ne vous en parle pas que je n'y pense pas…Mais aujourd'hui c'est un peu différent, voilà 2 ans tout juste que nous avons attendu Lionel, Frédéric, Jean et Anthony sur la base de Dumont d'Urville et 2 ans qu'ils ne sont jamais arrivés.
Les personnes disparues continuent toujours de vivre un peu à travers ceux qui pensent à eux. Je sais que dans leur cas, ils sont omniprésents dans le coeur de leur famille. Alors aujourd'hui c'est aussi à leur famille que je pense…
A ceux qui ne reviendront jamais du continent blanc.
On ne vous oublie pas, les gars.
Marie